Marcher
Thomas Bernhard

Tandis que nous pouvons observer sans hésiter quelqu’un d’autre sans qu’il le sache (ni le percoive), donc observer sa marche comme sa pensée, nous ne pouvons jamais nous observer sans que nous le sachions (ou le percevions). Quand nous nous observons nous-mêmes, nous n’observons d’ailleurs jamais nous-mêmes, mais toujours quelqu’un d’autre. Nous ne pouvons donc jamais parler d’auto-observation, ou alors nous parlons du fait que nous nous observons nous-mêmes tels que nous sommes quand nous nous observons nous-mêmes, ce que nous ne sommes jamais quand nous ne nous observons pas nous-mêmes et nous n’observons donc, quand nous nous observons nous-mêmes, jamais celui que nous avions l’intention d’observer, mais un autre. La notion d’auto-observation et, du même coup, celle d’autodescription est donc fausse. Considérées ainsi, toutes les notions (idées) […] telles que l’auto-observation, l’auto-apitoiement, l’auto-accusation et ainsi de suite, sont fausses. Nous-mêmes, nous ne nous voyons pas, nous n’avons jamais la possibilité de nous voir nous-mêmes. Mais, nous ne pouvons pas non plus expliquer à un autre (s’agissant d’un autre objet) comment il est, parce que nous ne pouvons que lui expliquer comment nous le voyons, ce qui correspond probablement à ce qu’il est, mais nous ne pouvons pas nous expliquer de telle sorte que nous puissions dire : il est ainsi. C’est ainsi que toute chose est toujours totalement différente de ce qu’elle est pour nous […]. Et toujours totalement différente de ce qu’elle est pour n’importe qui.

Thomas Bernhard, Marcher, extrait, cité dans le programme de Luna Park de Georges Aphergis, IRCAM, 2011, traduction française Eliane Kaufholz, Gallimard 1987 / réédition 2007 dans Thomas Bernhard, Récits 1971-1982